Fichu journée, fichu nuit, fichu vie...

Elle boit, affalée mollement sur la bar. Les autres clients ont depuis longtemps cessé de la regarder de cet oeil curieux et un brin dérangé. Il est vrai que voir ici la patronne incontestée de la police, à boire seule au milieux des truands, peut avoir le mérite d'étonner. Et pourtant, elle n'y prête aucune attention, trop absorbée, concentrée sur sa bouteille, et ils n'y prêtent pas attention non plus, trop absorbés dans l'échafaudage bancale de leur nouveau casse, de leur nouveau rapt, d'une rançon à quémander.

Mais lui sait. Il est le seul dans la ville, peut-être le seul au monde à savoir. Il sait tout, c'est sa meilleure arme. Alors il va vers elle. Alors il prend place sur la haute chaise de bar, dos au comptoir, les coudes appuyés sur celui-ci, décontracté, nonchalant, un peu vulgaire, mais toujours avec une pointe de cette alchimie de classe et de rébellion. Il sait, il n'a pas besoin de plus. Elle, par contre, en a besoin.

Il saisit la bouteille posée devant elle et, par le goulot, en tire une longue gorgée. Il la repose, lâchant un râle de satisfaction tendu par la force de l'alcool.
Il s'allume une cigarette, toujours sans mot dire. Il lui tend le paquet ouvert, invitation civique et polie, honnête, autant que faire se peut.

"Salut Lynn. Tu permet que je te tutoie, n'est-ce pas?
Peut-être que mon visage ne te dit rien, mais mon nom devrait t'évoquer certaines choses: Will Mementi."

Il tire sur sa cigarette, guettant la moindre réaction du coin de son oeil toujours amusé.

"On a pas idée de se mettre dans des états pareil seul ma chère, surtout dans ta situation! La police n'est pas au mieux ces derniers temps à ce qu'on dit..."

Au fin fond de la salle enfumée, un jukbox crachait une chanson aux accords planant et emplit d'évasion. "Imagine", une chanson écrite par un célèbre anglais et réinterprétée par un groupe de pop, Perfect Circle.

"Imagine there's no Heaven
And it's easy if you try
No end below us...."

Les fragrances des femmes sensuelles et débraillées, mêlée aux vapeurs d'alcools, aux voix rauques des pseudo-mafieux et aux rires aiguës des prostituées, faisaient de ce bar un antre du vice et de la barbarie civique dans sa forme la plus douce et glauque.
Les quelques âmes errantes et à l'allure innocentes n'avaient pour excuse que la consommation et la noyade de quelques déboires futiles dans le spiritueux vulgaire.

Itsuko éloigna rageusement la bouteille trop forte de son champs de vision, se concentrant sur lui, lui qu'elle voyait sans doute comme un ennemi, lui qu'elle menaça avec fougue, lui qu'elle insulta en insistant sur le respect et la politesse....lui qui s'en amusait.

"Imagine now the people
Living for today..."

Elle était incisive, à la limite du vexant. Passionné dans sa répugnance, elle tenta de l'éloigner, le menaçant avec verve mais correction.
Il était bien obliger de lui reconnaître cette force propre aux seigneurs justes et charismatiques. Il l'aurait presque admiré. Mais il ne pouvait cautionner qu'elle ne voit qu'en noir et en blanc. Peut-être détenait-elle une vérité, mais elle n'était pas sa liberté, aussi il ne l'acceptait pas. Summum de son arrogance, sublimé par l'impression de pouvoir qu'il dégageait. Il était sûr, toujours sûr de lui.

"Ne te trompe pas, Lynn. Sache que je ne suis pas ton ennemi. Sans doute ne serons-nous jamais allié, mais je ne suis pas ton adversaire dans cette guerre. C'est un conflit. Et en tant que tel il nécessite plusieurs choses. Deux partis, et un arbitre. Je suis celui-là, et je ne suis là que pour faire en sorte que les règles soient respectées. Enfreins-les, et je serai ton ennemi.
C'est aussi simple que ça!"

Il tira vers lui la bouteille et en tira deux longues rasades. Il savait que l'alcool ne lui réussissait pas non plus, mais il aimait cet état près de l'inconscience, du départ vers une autre façon de voir, cette ivresse des sens et l'oubli de soi. Il lui en faudrait plus pour atteindre cet état second, mais ce soir, dans ce bar, ce n'était pas l'idée à retenir.

» Nuit d'ivresse [libre]